Les dockers carte G : plus qu'un métier, une identité
Les dockers sont quatre à Caen, neuf à Cherbourg, derniers héritiers d'un statut qui ne peut plus à ce jour être acquis. Ils parviennent malgré tout à faire vivre aujourd'hui encore sur les quais des deux ports, la culture docker.
Fils de dockers embauchés occasionnellement, mais qui n'obtiendront pas le statut de leurs pêres. Cherbourg
Les dockers professionnels d'aujourd'hui sont les derniers héritiers d'un statut qui ne peut plus à ce jour être acquis. La réforme portuaire de 1992 a mis un terme à l'attribution des cartes G pour de nouveaux dockers. Désormais, l'effectif des dockers professionnels étant réduit, ils sont secondés par du personnel dépendant des sociétés de manutention et par des intérimaires, selon l'effectif nécessaire.
L'époque de la carte G
La réforme portuaire de 1992 proposait une prime de départ aux dockers professionnels. Ceux qui à Cherbourg ont pris le risque de rester docker et de lier leur avenir professionnel à celui du port ont été appelés « les irréductibles ».
Cinq des neuf dockers en activité sur le port de Cherbourg.
Les effectifs de dockers du port de Caen ont culminé, avant la réforme portuaire, à plus de cinquante dockers professionnels et plus de cent occasionnels. Aujourd'hui, une quinzaine d'anciens dockers carte G travaillent au sein de la Brittany Ferries et quatre sur le territoire du port amont.
Les quatre derniers dockers du port de Caen en activité.
Leur ancien statut palliait l'irrégularité du trafic et par conséquent de leurs revenus en leur attribuant des allocations durant les périodes de chômage, un statut comparable à celui des intermittents du spectacle. Ces allocations étaient versées par la CAINAGOD, CAIsse NAtionale de Garantie des Ouvriers Dockers. L'image aisément répandue des dockers est celle de personnes ayant « profité d'un systême ». Ce serait oublier que le statut des dockers ne date que de 1947 et qu'avant cela, ils ne devaient leurs revenus qu'à un nombre d'heures de travail considérables et non à un taux horaire favorable.
« Moi j'ai eu de la chance, on est rentré dans une brêche, on touchait bien notre argent »
Docker de Caen.
Aujourd'hui, les intérimaires qui travaillent dans les cales des navires n'ont ni sécurité de l'emploi ni revenus confortables. Le statut envié des dockers n'a donc constitué qu'une parenthêse.
Carte G d'un des dockers de Caen
Les dockers d'aujourd'hui ont connu des status três différents et bien qu'ils soient salariés et considérés comme des salariés polyvalents (particuliêrement à Cherbourg), ils restent profondément emprunts de leur identité premiêre, de leur sentiment de liberté et d'indépendance.
Dockers lamaneurs à Cherbourg
Dockers lamaneurs à Cherbourg
L'embauche au BCMO
Chaque matin, les dockers se présentaient au BCMO, Bureau Central de la Main d'Oeuvre. Les représentants des différentes entreprises portuaires et les représentants des dockers professionnels y choisissaient les hommes pour charger ou décharger les navires du jour. Les dockers professionnels, c'est à dire détenteurs de la carte G, étaient prioritaires, suivis d'une liste de dockers dits « occasionnels » puis, des personnes de tous horizons qui complétaient les effectifs. L'obtention de la carte était intimement liée aux relations que les dockers entretenaient avec le syndicat unique - la CGT - mais également avec le patronat. Ce dispositif visait à un partage égalitaire des tâches et des revenus. Ces modalités d'embauche induisaient une réelle sociabilité, y compris en l'absence de travail.
« Comme on était levé le matin, s'il n'y avait pas de bateaux, on allait au bar, bon moi je ne buvais pas, mais on allait au bar le matin, jouer un tarot, une partie de belote. Dês fois, il était midi, la journée était passée, on mangeait au bar. C'était « le Bon Coin ». Aujourd'hui sur les quatre, il n'y en a pas un qui va au bar »
Docker du port amont.
Face au BCMO, l'un des café de Cherbourg qui réunissait les dockers
Premiers pas
Ces dockers partagent les souvenirs d'une profession vouée à disparaître. Presque tous sont devenus dockers três jeunes et ont appris leur métier « sur le tas ».
« J'avais 16 ans et demi. J'étais tombé sur un petit bateau de tourteaux. Bon, on m'avait pas mis à un travail excessivement dur, mais j'ai commencé comme ça. La camelote qui sortait du bateau, le tourteau, il était entreposé dans les trémies et ensuite il était ensaché. Alors il y avait des gens qui tiraient sous les trémies pour remplir les sacs, il y en avait qui cousaient les sacs avec une petite cousette, une petite machine à coudre, et il y en a d'autres qui les portaient avec une gerbeuse et puis qui les mettaient soit dans des wagons, soit dans des camions, des sacs de 100 kg, quelquefois plus, à dos d'hommes. En général on mettait un vieux bout de cuir ou un truc comme ça (pour protéger le dos). Il y avait un poste pour tout le monde. Moi j'étais le gamin, alors il y avait un espêce de présentoir pour les sacs, que les gars puissent prendre des sacs vides et les remplir, c'était un petit boulot de moussaillon au départ. Moi je mettais les sacs vides et en général, l'attribution du gars qui faisait ça, une fois qu'il avait donné ses sacs vides, on lui donnait une brouette et puis on lui disait « va chercher le casse-croûte » . C'était pas triste ! C'était avec une brouette, on faisait bientôt deux kilomêtres avec la brouette, alors il y avait du vin, de la biêre, beaucoup de casse-croûte : beurre, fromage, même du Petit Poulain, à une époque, il y avait des gueules fines ! à la hauteur du viaduc, il y avait deux épiceries : il y avait Mme Novak et puis Mme Favar »
Docker de la Brittany Ferries.
Partager l'effort
Peu à peu ces hommes ont adhéré à ce qu'ils nomment eux-mêmes la « culture docker », produit de multiples rencontres, du partage de l'effort et de la souffrance.
« C'était presque une ville dans la ville, ça venait de tous les horizons, vous aviez de tout, on a même eu un prêtre-ouvrier qui travaillait avec nous. à une époque quand il y avait besoin de main-d'oeuvre, c'était incroyable, on voyait de tout, il y avait beaucoup de... on appelait ça à cette époque là les carabots, c'était un petit peu péjoratif pour nous, des gens qui étaient sans travail et qui étaient à la rue, qui venaient encore en complément des habitués, quelquefois ils bouchaient les trous, ils venaient. ça me gêne un peu de le dire, mais c'est vrai, quand on était docker, on était considéré comme un carabo, c'est vrai qu'il y avait des gens qui étaient à la rue et qui n'étaient pas tout net hein, les poux c'était pas rare, on en voyait. Il y avait du repris de justice qu'on appelait ça, il y avait de tout. C'était enrichissant quand même parce qu'il y avait des gens qui avaient été malheureux, il y en avait qui avaient perdu leur situation, des gens qui étaient diplômés, il y a eu tout, on voyait de tout. C'était multiracial, on ne pouvait pas considérer qu'il y avait du racisme, on avait des Marocains, on avait des Allemands, on a eu quasiment toutes les races hein, les Polonais bien entendu. C'était enrichissant quand même. Il se façonnait des expressions. On appelait ça la « culture docker ». »
« On avait même quasiment notre argot. On a beaucoup changé et maintenant on peut plus considérer qu'il y ait un parler, mais on le reconnaît encore »
Entraide lors d'un déchargement de grumes, Caen.
« On nous testait, mais on était quand même cocoonés hein, c'était des brutes au coeur tendre hein les dockers, c'était des gros pépêres, mais ils étaient plus tendres qu'on ne le croit ».
« C'est pas une famille si on veut, c'est un état d'esprit. J'ai l'impression que pour être docker déjà, fallait quand même aimer souffrir ».
« ça se passait bien parce que les anciens, c'était des gens qui avaient quand même beaucoup souffert, ils avaient encore plus souffert que nous, on arrivait, on était jeunes et on commençait à souffrir un petit peu moins, le social commençait à se développer, mais eux ils avaient vraiment souffert, ils ne voulaient pas que les jeunes souffrent autant qu'eux ont souffert, donc il y avait une sorte de paternalisme. Les anciens, ils nous conseillaient « reste pas là petit gars », « fais attention » c'est sûr, ils nous conseillaient três bien, une sorte de paternalisme disons, de protection oui. On va pas employer les grands mots, mais il y avait une espêce de communion quand même, disons que la souffrance oui, le gars qui était mal foutu ou n'importe, on s'arrangeait pour faire son travail, c'est arrivé pas mal de fois vous savez, le gars, il était pas trop solide bon bah on s'arrangeait pour faire une partie de son travail ou le soulager un peu, on le changeait de poste, c'était pas des barbares »
Docker de la Brittany Ferries.
Déchargement d'éoliennes. Cherbourg.